Tromelin – La survie sur l’île

Tromelin – La survie sur l’île

Les phases d’occupation de l’espace

Après le départ des français, les malgaches quittent le campement installé près de la plage ouest, celui qu’indique le plan de la Bibliothèque national, et gagnent le point haut situé au Nord de l’île.
La vie des naufragés semble dès lors s’être organisée autour de cet endroit et du puits d’où ils doivent puiser l’eau nécessaire à leur survie.

Situation favorable pour qui attend un secours imminent, le point haut offre une vue dégagée sur l’horizon ; il offre également des buttes de sable autour desquelles l’installation d’abris légers, des tentes confectionnées à l’aide de voiles récupérées sur l’épave, permet une protection relative contre le vent.

La violence des éléments qui accompagnent les dépressions tropicales a très probablement amené la destruction des abris légers, à plus ou moins courte échéance. A cet égard la description de Samuel Hodges, le capitaine de l’Athiet Rahamon concernant le passage d’une dépression tropicale sur l’île en 1867 est édifiante. Les 57 rescapés du naufrage vivent sous la tente en attendant les secours, lorsque survient une dépression tropicale : « 14 décembre 1867, point du jour, même temps. 9 heures du matin, un ouragan parfait, rugissement continu et pluies torrentielles. […] Les tentes sous lesquelles nous vivions sont mises en pièces par le vent et les petits arbustes dont l’île était partiellement couverte, sont complètement arrachés au niveau des racines . »

Les observations faites dans l’épaisseur du sédiment autour du pan de mur mis au jour en 2006, et les coupes stratigraphiques effectuées en 2008 par Nick Marriner confirment la présence de lentilles de sable soufflé, typiques des épisodes cycloniques, intercalées dans la couche d’occupation. Dans le premier cas il apparaît nettement que le pan de mur mis au jour, a été construit après un tel épisode, et que dans la période antérieure aucun habitat en dur n’est observable.
C’est donc sur une zone préalablement occupée par des abris légers que le pan de mur dégagé en 2006 et les trois bâtiments mis au jour en 2008 ont été construits.
La séquence de construction de ces trois bâtiments n’est pas encore complètement établie. Chronologiquement, il semblerait qu’il y ait trois ensembles distincts. Mais, avec certitude, ils ont été consolidés ou remaniés en plusieurs occasions.

En ce qui concerne le puits, bien qu’il n’ait pas été retrouvé, sa position approximative peut être déduite des cartes manuscrites dessinées à leur retour par les marins de l’Utile. On peut de prime abord remarquer que contrairement à la logique habituelle, l’habitat n’a pas été construit à proximité immédiate du point d’eau. Nous ne savons pas si une telle tentative a été faite, mais l’inondation périodique de la dépression où le puit a été creusé lors du passage des cyclones, explique l’éloignement de l’habitat. Le puits devant être fréquenté quotidiennement par les naufragés qui y puisaient de l’eau, il est probable que le sentier a été aménagé pour faciliter les déplacements et le transport de l’eau entre ce puit et la zone d’habitat. En 1856 Layard observe : « Nous portâmes nos pas vers nos embarcations le long d’un large chemin, nettoyé de toute pierre et minutieusement aplani. Pourquoi les pauvres naufragés avaient-ils construit ce chemin ? (LAYARD, E.L. 1858). » Les blocs de corail ont alors été dégagés et alignés sur les côtés. Nous en sommes cependant encore réduits aux hypothèses concernant les récipients et le mode de transport utilisés.

Les murs sont constitués de blocs et de moellons de corail et de grès de plage. Ils possèdent un seul parement, généralement le côté intérieur, dont la base est constituée de blocs posés en délit de face et sur lesquels reposent des moellons posés à plat en panneresse avec des joints secs croisés. Les assises sont plus ou moins régulières en fonctions des bâtiments et du soin apporté à la sélection des moellons. Le reste du mur est constitué d’un appareil mélangeant des moellons de toutes dimensions, mais toujours imbriqués. L’épaisseur des murs, toujours très importante est souvent supérieure à 1,5m. Les matériaux utilisés : des blocs de corail qui se trouvent en abondance sur l’île, en particulier au Sud, et des plaques de grès de plage qui sont accessibles en haut de plage, là où la mer ayant affouillé le sol, elles s’effondrent d’elles même.

Outre l’épaisseur des mûrs de ces constructions en pierres sèches, on est frappé par l’exiguïté des volumes intérieurs. L’étroitesse des bâtiments est sans doute liée aux difficultés rencontrées pour réaliser un toit compte tenu des matériaux disponibles. Cette exiguïté induit à l’évidence une occupation par les naufragés d’un espace extérieur dont les limites sont encore difficiles à préciser.

Au moins un mur est apparu comme remanié. L’étude des paléotempêtes montre bien que les épisodes les plus violents impliquent non seulement des vents extrêmes mais des inondations. Dans ces conditions on peut avancer l’hypothèse que la chute ou la détérioration des mûrs est due non seulement à l’action du vent mais épisodiquement à l’assaut des vagues, même sur le point le plus haut. Ces observations corroborent l’indication donnée par le Journal de Genève : « Dans les mauvais temps, qui sont assez fréquens, à ce que disent les naufragés, le vent ensabloit leur case, & ils étoient souvent dans la crainte d’être engloutis par la mer. »

D’autres questions surgissent, quand on cherche à comparer nos observations à la tradition malgache. Ainsi à l’époque leurs habitations étaient systématiquement construites avec des matériaux d’origine végétale – bambou, papyrus, ravenala, sisal, raphia – et seuls les tombeaux étaient érigés à l’aide de pierres, le végétal symbolisant la vie et la pierre, la mort. Aussi l’examen du pan de mûr mis au jour en 2006 nous avait-il laissé perplexe : s’agissait-il d’une habitation ou d’un tombeau ? Les trois bâtiments mis au jour au cours de la campagne 2008 ne laissèrent plus de place au doute, nous étions bien en présence d’un habitat. Dès lors voir ainsi les naufragés construire leurs habitations avec des blocs de corail et des plaques de grès de plage pose problème. Quand on connait le poids de la coutume dans la civilisation malgache, on imagine le débat qui dût s’instaurer entre les naufragés lorsqu’il devint impératif de se protéger des intempéries. Et la faculté d’adaptation dont ils durent faire preuve pour dépasser leur coutume et sa lourde signification symbolique lorsqu’ils construisirent leurs bâtiments avec du corail.

Par ailleurs, toutes les observations rapportées par les ethnologues et les observateurs du monde malgache soulignent le souci constant des habitants d’ordonner leur lieu de vie – l’intérieur de leur maison et son environnement immédiat –, selon un cadre symbolique où les points cardinaux jouent un rôle majeur: « La maison malgache reste aujourd’hui encore le temple essentiel de communication avec les ancêtres et la surnature. Il faut donc lire dans sa forme rectangulaire, dans son orientation, ainsi que dans celle de tous les éléments domestiques, des impératifs religieux fondamentaux de la culture malgache : ceux-ci font de l’abri domestique un microcosme mettant en étroite relation l’ordre de l’univers et celui de la société (ACQUIER, J.L., 1997, p.99).» Or, à Tromelin, les trois bâtiments découverts ont des orientations différentes et peu ou pas de références communes. Au lieu de se plier aux traditions, la règle principale semble avoir été l’adaptation au milieu environnant : installer les ouvertures à l’opposé du vent dominant, se protéger du sable qu’il apporte, construire en dur pour résister à la fureur des cyclones.

Les volumes intérieurs des bâtiments mis au jour sont réduits, ils n’offrent qu’un abri restreint. Une part importante de la vie de tous les jours devait donc se dérouler à l’extérieur de ceux-ci. On note en particulier, que si un foyer a été aménagé à l’intérieur du bâtiment identifié comme une cuisine, un second foyer se trouve à l’extérieur à proximité du même bâtiment. Les restes de faune consommée sont présents dans toutes les zones périphériques qui ont été dégagées.

L’analyse des prélèvements de faune effectués, permet de mieux cerner la nature des aliments consommés. Les principaux restes animaux identifiés sont ceux d’oiseaux et de tortues et dans une bien moindre mesure de poissons et de coquillages. Les oiseaux sont en grande majorité des sternes : une espèce qui ne niche plus sur l’île. Une caractéristique de l’espèce est de constituer des colonies abondantes atteignant parfois plusieurs centaines de milliers d’individus. Cette particularité permet d’éclairer le récit des naufragés, en particulier celui de l’écrivain du bord : « Elle [l’île] est habitée par des oiseaux nous y mangions par jour 6000 œufs frais comme ceux des poules et de ces goélettes noires. Un matelot a mangé à 1 repas 12 goélettes et 64 œufs gros comme ceux de poules .» Ces quantités sont en effet incompatibles avec les espèces nichant actuellement sur l’île. A ce rythme, le prélèvement effectué pendant la présence de l’équipage a dû notablement entamer le stock disponible.
Les oiseaux étaient mangés grillés, les parties les plus charnues débitées à l’aide d’un couteau. Sur le site haut, les extrémités d’ailes sont souvent absentes, ce qui indique qu’elles étaient débitées avant cuisson. Il est possible que ce geste soit lié à la récupération des plumes, qui ont pu, entre autre, être destinées à la confection des pagnes qui constituaient l’habillement des rescapées .
Des plantes ont pu être consommées, comme le souligne Paulian en 1954 : « Le pourpier, qui n’est pas très abondant et forme de faibles touffes étalées dans la partie sud, surtout vers le bord de l’île, est utilisé comme salade dans le monde entier. La patate à Durand, développée surtout au nord autour des ruines de cabanes, est utilisée pour ses feuilles par les Betsimisaraka de la côte nord-est de Madagascar (PAULIAN, R., 1954, P.53).» La concentration des plants observés autour des vestiges de l’habitat des esclaves pourrait indiquer que la patate à Durand y était plantée (ou entretenue) et les feuilles consommées par les naufragés.

L’usage du feu est attesté par la présence des foyers aménagés trouvés en place et par la présence de cendre dans le sol jusqu’au niveau du sol d’abandon, corroborant les déclarations des rescapées affirmant avoir gardé le feu pendant quinze ans.
L’usage du bois de charpente disponible sur l’épave pour alimenter le feu, révélé par la présence de clous de charpente dans le sol, a sans doute été complété par du bois mort de veloutier. La question de savoir si le feu a été conservé ou si les naufragés avaient les moyens de le rallumer n’est pas élucidée, à cet égard la découverte d’une pierre à fusil (silex) offre peut-être une piste, bien que les malgaches aient connus d’autres méthodes comme le perçoir ou la drille (MOLLET, L., 1978, p. 50-51.).

Il semble bien que chaque bâtiment avait une fonction spécifique. Les objets y sont rangés par fonction, indiquant une organisation certaine du petit groupe social qui s’est constitué.

Concernant le bâtiment identifiée comme étant la cuisine. La présence d’un foyer aménagé indique qu’il a eu pour fonction la préparation des repas. La disposition des ustensiles de cuisine indique que le bâtiment avait aussi pour fonction le rangement de ces objets. Le foyer extérieur était utilisé pour la cuisson des repas qui étaient consommés à proximité, comme le montre la densité des restes de faune consommée.
En l’absence de mobilier, la fonction du bâtiment 2 est moins bien définie, les clous de fer introduits entre les blocs formant la paroi pourraient avoir eu pour fonction d’accrocher des objets. Le mobilier présent dans le bâtiment 3 ouvre la possibilité d’y voir une lieu de rangement des outils, voire un atelier ?
Les objets utilisés pour la vie courante proviennent en grande majorité de l’épave de l’Utile. Ils sont utilisés soit directement, soit après transformation. Quelques uns d’entre eux proviennent de la transformation des ressources naturelles environnantes, c’est le cas par exemple des coquillages transformés en louche et en cuillère.

Sur une île possédant peu de ressources, l’omniprésence des objets métalliques souligne bien l’apport de l’épave de l’Utile comme source de matière première et d’objets manufacturés. Le travail des métaux ainsi récupérés : fer, cuivre, plomb, semble avoir été bien maîtrisé par les naufragés.

Le fer est très abondant sur un navire en bois, les clous de charpente de toutes dimensions sont innombrables, on conçoit bien que les plus gros puissent servir d’outils : tisonnier, pic, marteau – car leur tête carrée est massive –, ou d’emporte pièce pour percer le cuivre. Des lames de fer de toutes dimensions, des cerclages de barrique, des chevilles de fer utilisées pour l’assemblage des charpentes ont également été retrouvés en grand nombre. Ont également été mis au jour, un trépied, une masse et quatre haches. Trois de ces haches sont des pentures de porte aménagées.
Il est possible que les malgaches, forts de leur savoir-faire reconnu en matière de métallurgie du fer, aient par la suite utilisé la forge construite par les Français pour façonner les outils qui leur étaient nécessaires.

Le cuivre, a servi principalement à réparer les récipients récupérés sur l’épave de l’Utile et sans doute à en confectionner d’autres, à fabriquer des aiguilles et d’ingénieuses cuillères de toutes les tailles. Ces fabrications et ces réparations ont demandé beaucoup d’habileté. Par exemple, les étapes de la réparation – découpage d’une plaque de cuivre, perçage de trous à la fois dans le récipient à réparer et dans la plaque de manière à les faire coïncider, fabrication de rivets en découpant puis roulant de petites feuilles de cuivre, matage des rivets – témoignent d’une ingénieuse industrie et supposent organisation et méthode.

Le plomb, facile à fondre, a servi à confectionner de grandes bassines et leur couvercle, la mise au jour de coulures de plomb atteste cette pratique. La fabrication de ces récipients nécessite la confection d’un moule et d’un contre moule ; toutefois la méthode suivie pour réaliser ce dernier n’a pas été élucidée. Sans doute utilisées pour stocker l’eau, ces récipients posaient le problème d’une possible intoxication au plomb des naufragés. L’analyse des os retrouvés a montré qu’il n’en était rien, semblant valider l’information donnée par le journal de Genève d’une rapide réduction à treize du nombre des naufragés.

La nature de cet habitat, la manière dont il a été construit, complété, réparé et consolidé en dit long sur la capacité d’organisation des naufragés. Le choix dicté par la nécessité, de construire avec des blocs de corail, montre une forte capacité d’adaptation à l’environnement, mais implique, nous l’avons vu, une remise en cause de la coutume qui réserve aux tombeaux ce type de matériaux.

Deux petits bracelets ouverts en cuivre, ont été mis au jour, il s’agit des seuls objets non utilitaires trouvés au cours de la fouille. L’endroit de leur découverte, hors de la couche archéologique, ne permet pas d’être assuré qu’ils ont un lien avec les naufragés, mais cela est très probable. Ces bracelets d’un usage fréquent à Madagascar ont une double fonction, celle de parure et celle de talisman, et à ces deux titres, ils montrent que cette petite société s’est reconstituée au delà des impératifs de survie.

La découverte dans une zone de déblais liés à la construction de la station météo des restes de deux squelettes déplacés par les ouvriers à l’occasion de ces travaux est une énigme. Nous avons la conviction qu’il s’agit d’ossements des naufragés déplacés au même titre que les autres éléments appartenant à L’Utile découvert dans ce même niveau. Les ouvriers ont-ils détruits des sépultures ? Un officier de la Royal Navy, le Commander Parker, lorsqu’il débarque sur l’île en 1851, décrit l’habitat des naufragés et, dans son voisinage, ce qu’il interprète comme des tombes. Mais si les tombes se trouvaient à quelques distances des bâtiments, nous cherchons à élucider la présence de restes humains au milieu de la zone d’habitat. Y a-t-il là une pratique des « doubles obsèques » qui caractérise souvent la société malgache ?

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