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Quatre relations véritables du sieur Serres de Montpellier
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Quattre relations véritables du sieur Serres de Montpellier;
touchant ce qui s'est passé de remarquable dans sa prison en France pour fait de Religion; dans son Voyage de l'Amérique en qualité de Prisonnier pour le mesme sujet, avec les circonstances au vrai du triste naufrage que fit le Vaisseau où il étoit; Sa Captivité tandis qu'il a été dans l'Amérique; & sa délivrance, lors qu'il en est sorti.
A Amsterdam chez Paul Marret, dans Hal-Steeg ou rue des Cordonniers, 1688
[p.23]
SECONDE
RELATION
DU SIEUR SERRES
Contenant son voyage dans l'Amérique, avec les circonstances au vrai de ce qui s'est passé dans le naufrage du Vaisseau qui l'y devoit porter.
A UN DE MES AMIS
Les grands périls que je viens d'essuyer, & les dures extrémités où je me suis vû, & celles où je me vois réduit encore, n'ont pas effacé de mon esprit, mon cher monsieur, vôtre idée, ni celle de la promesse que je vous fis avant que j'en partisse pour venir dans l'Amérique, où nos persécuteurs me condamnèrent à porter avec plusieurs de mes Frères, des nouvelles chaînes, pour nôtre Religion, & à souffrir pour elle toutes les cruautés des Barbares; vous me fîtes connoître l'heureux effet qu'avoit produit chez vous, & ailleurs, la Rélation que je vous écrivis d'Aiguemortes, touchant mon emprisonnement, & touchant la rigueur & la durée de ma prison; & la forte passion que vous aviez d'apprendre le ma plume [p.24], les circonstances du grand & périlleux voyage que j'allois faire, si Dieu me conservoit la vie, & s'il me fournissoit le moyen de pouvoir satisfaire à vôtre désir. J'entrai si fort dans cet engagement, que je ne saurois lui refuser le peu de liberté que mon esclavage me laisse pour m'en acquitter, je vous écris par la commodité d'un Vaisseau, ce que vous êtes sans doute dans l'impatience d'apprendre, & ce qui me tarde de vous faire savoir.
Pour rendre exacte la Rélation que vous m'avez demandée, & que je vous ay promise, il faut que je repréne un peu celle que je vous envoyai de ma prison. Je la finissois, ce me semble, par la nouvelle qu'on me donna que j'étois condamné à perir dans les flots, ou dans l'Amérique, avec tous les autres prisonniers qui étoient dans les prisons d'Aiguemortes, pour le même sujet, pour lequel j'y étois. Cette nouvelle causa du trouble dans nos prisons; quoi que je parusse en être moins troublé que d'autres, j'avoue que je n'en fus pas moins affligé qu'eux; je sentois dans mon coeur, tout ce que je prenois soin de cacher sur mon visage, je sentis autant de douleur de cette nouvellen que si on m'avoit assuré que je devois bien-tôt finir ma vie sur quelque poteau; j'avois fait divers voyages sur mer, & j'envisageois tous les dangers que j'avois à courrir, & tous les maux que j'avois à souffrir dans mon long voyage, étant condamné à le faire pour le sujet de ma Religion : & l'esprit eut alors de grands combats avec la chair, mais par la grace de Dieu, l'Esprit eut la victoire sur elle, je me résolus à entrer dans tous les perils, & dans toutes les peines par où il plairoit à Dieu de me faire passer pour la deffence de la vérité.
Je ne fus pas seul dans cette résolution, de vingt prisonniers que nous étions encore dans les prisons d'Aiguemortes [p.25], nous fûmes dix-sept qu'on en fit sortir, pour aller à Marseille, le lendemain que la nouvelle nous en fut donnée. Les trois qui restèrent dans ces prisons, furent messieurs de Fouquet, de Paris, & Ducros; ceux-ci furent retenus dans le dessein de faire sur eux de nouveaux efforts, pour les fléchir : lors que nous sortimes de ces prisons on nous dépouilla de nos hardes qu'on laissai au Geolier pour le droit de jaule, & nous n'en fumes pas plutôt sortis, qu'on nous lia deux à deux avec des cordes, comme aussi soixante dix neuf prisonniers, tant hommes que femmes, qu'on avoit amenez depuis peu de jours de Montpellier & de Nîmes; on nous mit ensemble dans une Barque, les uns attachez aux autres, & tous en un monceau, ce qui nous fit souffrir diverses incommoditez. Nous arrivâmes le lendemain à Marseille, où des le moment de nôtre arrivée on nous mit dans un vaisseau appelé la Flute Royale, qui étoit dans le Port, là nous fumes au large, & moins rudement traitez que nous ne l'avions été dans nos prisons, & dans la barque qui venoit de nous porter à Marsille; on nous donna à tous dans ce Vaisseau l'ordinaire qu'ona accoûtumé de donner aux équipages des Navires. Ce fut là où je commençai, avec beaucoup d'autres, à manger le pain du Roi, nous eûmes tous la permission d'achepter tout ce qui nous étoit nécessaire, toute nôtre servitude consistoit alors à être gardés à vuë nuit & jour par les compagnies qui sont dans les Galères.
Environ trois semaines après, on mena quatre vingt-un prisonniers, de tous les deux genres, & de diverses conditions, tous venoient d'Aiguemortes, & tous furent mis dans nôtre Navire; messieurs de Fouquet, de Paris & Ducros étaient du nombre. Nôtre Troupe fut alors composée de trois [p.26] sortes de personnes, & dans tous ces ordres il y avoit des hommes & des femmes. Les premiers étoient ceux qui n'avoient jamais changé de religion; le seconds ceux qui n'ayans changé que dans le trouble où la cruelle violence des Dragons les avoit mit, reconnurent d'abord leur faute, & tâchèrent de la réparer dans de longues & dures prisons; les derniers étoient ceux à qui le voyage de l'Amérique fit tant de peur, qu'ils promirent à nos ennemis de faire tout ce qu'ils voudroient; leur deffaut de courage enflâma celui de nos ennemis : la lacheté qu'ils trouverent en eux fut la cause que nous fumes visitez tous les jours par toute sorte de Religieux, & sur tout par des Jésuites, qui venoient prêcher oridinairement dans nôtre Vaisseau, & qui ne manquoient jamais de soliciter les Officiers des Galeres à nous obliger d'écouter leurs sermons. Un des officiers nous y ayant un jour voulu contraindre, Mr Guiraud, prisonnier avec nous, dit pour tous à cet Officier, qu'il ne pouvoit pas nous forcer à cela : ce qu'il dit la dessus d'un ton mâle & ferme, irrita fort cet Officier, qu'il le menaça de lui donner cent coups de cane.
Les Jésuites, quelques autres Moines, & divers prêtres, venoient tous le sours nous attaquer par des disputes, & comme leur but dans toutes les disputes n'est que d'enlacer ceux qui y entrent, & de faire souffrir de maux à ceux qui y résistent, aussi-tôt que quelqu'un de nous leur faisoit teste ce qui arrivoit toujours, ils demandoient d'abord son nom pour le faire quereller & maltraiter par quelque Officier, Monsieur Ducros de Nîmes, qui étoit de ceux qui soutenoient très bien la dispute contre les Jesuites, fut cruellement traité par un Officier, qui après l'avoir chargé d'injures & d'infamies, le menaça de le faire pendre.
[p.27] Il y eut des femmes qui eurent le même sort, pour avoir fait paroître le même feu en Religion; celle qui disputoit le plus souvent avec les Jesuites, étoit une veuve d'un Ministre de la Ville de Nismes, nommée Mademoiselle de Ferraguet, elle étoit si bien instruite en notre religion, & Dieu lui faisoit la grâce de la deffendre si bien, qu'elle confondoit ordinairement ceux qui la combatoient en sa présence, ce que les Jesuites ayant de la peine à souffrir, furent voir Monsieur l'Intendant, & lui firent entendre qu'il importoit beaucoup que cette femme fût seule, ils furent favorablement écoutez, Monsieur l'Intendant defera à leur avis,il donna ordre aussi-tôt de separer cette Demoiselle de tous les autres prisonniers, ce qui fut exécuté, elle fut mise seule dans une petite chambre sur le Château de la poupe, & gardée toujours par une sentinelle, qui empêchoit que personne lui parlât.
Les maladies vinrent nous troubler dans nôtre Batiment, aussi bien que les difficultiez, plusieurs de nos Prisonniers furent malades, toute la grace qu'on leur fit dans cet état, fut de les porter à l'Hôpital de Marseille, où moururent quelques-uns de ceux qui avoient souffert long-temps dans les prisons d'Aiguemortes, comme le Sieur Martin de Chamberigaud, & Monsieur de Paris qui avoit passé par des longues & des rudes épreuves,qu'il a toujours soutenues avec grande confiance, j'ai été prisonnier quelque temps avec lui, & je dois à sa mémoire, qu'il m'a toujours merveilleusement édifié par sa piété & par sa fermeté, il souffroit tous ses maux avec une grande patience, il supportoit sa prison sans aucune peine, quoi qu'il y fut toujours malade, il y étoit aussi tranquille que s'il eut été dans sa propre maison, il y goutoît des plaisirs plus solides qu'on n'en goûte dans les Palais, & dans [p.28] les Louvres; le choix qu'il avoit fait, lui faisoit trouver toûjours son sort heureux; ayant choisi Dieu pour son partage, & préférant son Ciel à tout, il étoit toujours content dans quelque état qu'il fût, & ne s'étonnoit jamais de l'état où on lui disoit qu'il pouvoit être; la tranquilité de l'âme l'accompagna jusqu'à son dernier soupir dans l'Hôpital où les deux pesonnes dont je viens de parler finirent leur course ; moururent aussi d'autres prisonniers d'Aigüemortes, Monsieur Scipion Verdier de Chamb Rigaud, Monsieur Quilhot Proposant d'Alençon en Normandie, Jalibert de Maffeilhargius, le nommé Dauphiné, Mercier du Dauphiné, & Maître Ricard de Pignan, qui fut persécuté par quelques Prêtres, jusqu'à son dernier soûpir, & qui demeura jusqu'alors vainqueur de la tentation : un prisonnier que le vit mourir m'a assuré qu'il confondit ses persécuteurs jusqu'au dernier moment de sa vie, & qu'il remit son ame entre les mains de Dieu avec beaucoup de constance, & après qu'elle eut remporté des grandes victoires; là où ce digne confesseur finit sa vie, beaucoup d'autres prisonniers, tant hommes que femmes, finirent la leur, on les enterra tous au Cimetière, où on a accoûtmé d'enterrer les Turcs à Marseille. Voilà jusqu'où la persécution a porté sa pointe. Qu'elle a de force pour changer les coeurs dans les états les mieux policez, & dans les sociétez les plus humaines ! Elle fait des Concitoiens des Barbares, & elle oblige ceux-ci à taiter des Chrétiens leurs compatriotes, en Turc, non seulement penant leur vie, mais même après leur mort.
Lors que la persécution faisoit de telles catastrophes dans l'Hôpital de Marseilles, Dieu nous fit voir des changements bien differens dans nôtre Bâtiement. Un jour un Abbé vint nous y rendre visite [p.29], d'abord sa vuë nous affligea, mais bientôt après sa voix nous consola, son coeur & son langage furent aussi propres à nous fortifier, que son habit & son visage l'avoient été à nous troubler, il demanda à plusieurs d'entre nous s'ils étoient résolus de faire le voyage de l'Amérique, tous lui ayant répondu que c'étoit leur résolution, & qu'il leur tardoit de partir, il les exhorta à avoir bon courage, à perseverer dans leur bon dessein & d'être assûrez que Dieu les assisteroit partout, il ajouta l'instruction à l'exhortation, il leur dit que rien n'arrivoit à l'aventure, que Dieu avoit prévu de toute éternité, qu'ils devoient faire ce voyage, & que Dieu avoit résolu de tout tems de les fortifier, & de les secourir pour le faire, après quoi il se retira sans qu'aucun de nous le pût connoître. Quelle joye pour nous, de trouver un coeur réformé sous un habit qui ne l'étoit point, & d'ouir une voix si Chrétienne, à travers un visage Papiste.
Pour distinguer dans nôtre Vaisseau les coeurs foibles & lâches, de ceux que Dieu y rendoit forts & généreux, On fit confesser & communier tous ceux qui ne vouloient pas faire le voyage, ceux-ci furent bien trompez, dans la pensée qu'ils voient d'achepter leur liberté & leur repos au prix de leur Religion, & de leur conscience : comme celui qui les avoit gagnez est menteur dès le commencement, les Jesuites qui étoient les funestes instruments dont il s'étoit servi pour leur imposer, après leur avoir promis qu'ils seroient exempts du facheux voyage que nous allions faire, & de tous les dangers où nous allions être plongez en le faisant, vinrent leur dire deux jours avant qu'on nous embarquât pour l'Amérique, qu'ils avoient fait tout ce qu'ils avoient pu pour empêcher qu'ils ne fissent ce voyage, mais qu'ils n'avoient jamais pû l'obtenir des Puissances, qu'ils devoient se résoudre à le [p.30] faire, & se disposer à être bons Catholiques dans l'Amérique, comme ils avoient été en France, les assurant que le Roi prendroit là soin d'eux, & qu'il ne manqueroit pas de les rapeller de là dans quelque temps; jamais gens n'ont été plus surpris, & plus troublez à l'ouïe de cette nouvelle : ils sentirent si fort les remords de leur conscience; & le Jugement de Dieu, que dés ce moment ils s'abandonnèrent à la douleur, & au trouble, & que presque tous sont morts de chagrin ou de misère dans le voyage, dans le naufrage ou dans l'Amérique.
Le huitième du mois de Mars, qui étoit le jour marqué pour notre grand voyage, on nous fit sortir du Navire nommé la Flute Royale; nous étions alors cent prisonniers, sçavoir soixante dis hommes & trente femmes; on nouit tous sortir du navire avec tant d'empressement & tant de violence, qu'on ne nous donnoit pas le tems de prendre le peu de hardes que nous avions, & qu'on chargeoit de coups de bâton ceux qui tardoient un moment pour les prendre; le Sieur Majaurie de la Ville d'Alez, quoi qu'avancé en âge, reçut pour cela divers coups de cane de l'aide Major, qui nous faisoit embarquer.
Cette sévérité fut suivie d'une autre cruauté, on nous separa les uns d'avec les autres, on mit les soixante-dix hommes dans une chambre; & les trente-femmes dans une autre, dans un Navire nommé Nôtre Dame de Bonne Espérance, commandé par un Capitaine de Marseille appellé Pensonnel. On avoit embarqué dans ce même Navire cent Forçats des galères, qui firent le voyage avec nous, ces Forçats sont des gens qu'on envoie dans l'Amérique, ou parcequ'ils étoient incommodez & trop vieux, ou parce qu'ils y en avoit un trop grand nombre dans les Galeres. [p.31]
Le nombre des malheureux frossissoit si fort par les gens de la Religion que le Roi y faisoit mettre tous les jours, qu'il falloit qu'on tirât de là les Barabas, les grands scélérats, pour mettre à leur place les bons Chrétiens & les innocentes victimes. En nous faisant entrer dans le Navire où nous devions floter, nous fûmes tous fouillez, & on ôta les couteaux, les rasoirs, & les sizeaux à ceux qui en avoient. Des prisonniers qui avoient été dans les prisons de l'Aigüemortes, il n'en resta que deux dans le Vaisseau appellé la Flute Royale, l'un est Mr. Ducros pour lequel tous les prisonniers avoient beaucoup d'estime, & qui ayant beaucoup souffert, mourut peu de jours après notre depart; l'autre est Mr. Laoudesn, Marchand du Vivarez, qui fut porté quelque tems aprés dans l'Amérique.
Nous étions si serrez dans la chambre du Vaisseau où on nous avoit mis, que nous fumes sur le point d'étouffer de chaleur : nous passames quatre jours au port dans cet état, le 12 Mars on se mit à la voile, mais ni en ce jour, ni en quelques autres qui le suivirent on ne nous permit d'étendre nos chaînes, que quelque moment le jour, l'un après l'autre, & lors seulement que des nécessités absolues le requeroient. Il y avoit plusieurs malades qui ne pouvoient pas porter leur pied où on nous faisoit alors porter le notre, ce qui causa dans notre chambre de grandes incommoditez, dont la bienséance ne me permet point de parler; mais dont je puis dire, que peu s'en falut, qu'elles ne fissent périr les malades, & ceux qui étoient en santé : nous eumes deux grandes tourmentes au commencement de notre voyage, pendant lesquelles nous souffrimes tous beaucoup mais [p.32] particulièrement les malades qui ne pouvoient pas changer de place, étoient tous couverts d'eau.
Les femmes n'avoient aucune communication avec les hommes, ce que Dieu a conjoint étoit alors si fort séparé, que quoi que le mari fut à l'extrémité, sa femme ne pouvoit pas luy rendre aucun service; si quelquefois, à force de sollicitations & prières, elles obtenoient la permission de voir leur maris, le Capitaine les faisaoit accompagner par un Caporal, qui entendoit tout ce qu'elles disoient, & qui ne les laissoit que fort peu de tems prés de leurs maris; c'est ce qui fut très rude à plusieurs; souvent leur oeil en pleura, & leur bouche en sanglota. Le nombre des malades augmentoit si fort, que ceux qui souffroient le moins dans le Navire, appréhendoient le plus que la contagion s'y mît. On nous avoit déjà permis d'aller deux à deux aux commoditez, & de nous promener pour prendre un peu l'air, lorsqu'il fisoit beau tems, le vent nous fut si contraire pendant long tems, qu'on fut obligé de mouillr à un Port nommé la Rouquette, de la coste d'Espagne, où quatre Vaisseaux Hollandois avoient jetté l'ancre, dans l'un desquels estoient deux Officiers François; l'un d'eux estoit Monsieur Petit de la Ville de Nismes, & l'autre Monsieur Bousiges de St. Ambruoys en Cevenes : ces deux Messieurs ayant sçeu que notre Navire portoit des gens de la Religion, souhaiterent d'abord de venir, pour nous voir, ayant demandé pour cet effet le consentement de ceux qui commandoient dans notre Vaisseau, on leur accorda la liberté de venir, mais le Capitaine craignant de leur trop accorder, ne leur permit que de parler seulement aux femmes; ils entrèrent dans leur Chambre, tous pénétrés de douleur de les voir dans le triste état, [p.33] où elles étoient, en les considérant, & en témoignant à toutes la part qu'ils prenoient à leur sort, Monsieur Bousiges recognut deux Damoiselles, qui étoient ses parentes, nommées Peivignes, son coeur s'attendrit en particulier pour elles, & après que ses yeux & sa bouche leur en eurent donné les marques, sa main parla à son tour, il leur fit présent de divers rafraichissemens.
Peu de jours après nous fûmes encore moüiller à Gibraltar, où nous sejournâmes plusieurs jours pour survenir à quelques pressants besoins, & pour avoir quelques rafraichissemens, & comme toujours les choses ne répondent pas nos soins & à nôtre attente, dans le tems qu'on travailloit à subvenir à nos besoins, je vis augmenter mes nécessitez, lorsqu'on cherchoit quelques rafraichissemens, je tombais dans une grande sécheresse, pendant le séjour qu'on fit à Gibraltar; je perdis entierement ma santé, je fus atteint d'une maladie qui fit craindre pour ma vie, dans son commancement & dans sa suite. Elle éteignit d'abord mes forces, & me réduisit dans un tel état, que je fus long tems sans connoissance & sans sentiment : nous eusmes passé les Isles de Madère, qui sont à 300 lieües du lieu où nous avions mouillé l'ancre; avant que je me pusse reconnoître, mon mal étoit si violent, & avoit si fort déconcentré ma constitution, que je fus douze jours sans avoir presque aucun sentiment de vie. J'eus beaucoup de compagnons de mon malheur, non seulement parmi ceux qui portoient mes chaînes, mais aussi parmy ceux qui nous les faisoient porter; ceux qui commandoient dans le Vaisseau n'en furent pas exempts; les maladies entrèrent dans la chambre du Capitaine, & dans celle des Matelots,& celles des [p.34] Soldats, elles n'épargnèrent que peu de personnes, & firent tant de ravages, qu'on craignait que la peste se mît dans notre Vaisseau; Dieu qui se plait à faire servir les maux au bien de ses Enfans, tira de cette crainte quelque liberté pour les captifs, on ouvrit les portes de nos chambres, on relacha nos liens, & on nous permit de nous promener dans tout le Navire pendant le jour, nous jouimes de cette liberté depuis Gibraltar jusques à l'Amérique.
Les maladies furent si contagieuses & si communes, que de cent prisionniers que nous étions, je n'en ay connu qu'un seul qui en ait été garanti, nous fumes toujours fort incommodés de la chaleur, surtout pendant la nuit, nous étions si serrez & si pressez dans nostre chambre, la chaleur y étoit si forte, & la corruption si grande, que tout cela ensemble, y avoit produit une grande quantité de poux & de vers, qui nous rongeoint & dévoroient la nuit &le jour; nos misères & nos calamitez furent si grandes, que les passagers, les Matelots, & les Soldats, nous dirent souvent, étans tous touchés & surpris de nous les voir endurer, qu'ils ne se feroient pas seulement Papistes, mais Turcs, & Diables même, pour ne point souffrir ce que nous souffrions.
Les maladies & les incommidités diminuerent le nombre de nos prisonniers, il en mourut dix-neuf, sçavoir quatorze hommes, & cinq femmes, dont les deux premières étoient les Demoiselles de Bosc & Cavalière sa soeur de Montpellier, celles-ci moururent au commencement des calamités de nôtre voyage, Cavalière mourut la première, & sa soeur deux jours aprè : pour rendre ce qui est deu à leur mémoire, je puis assurer que leur mérité étoit grand, que leur piété fut toûjours en une particulière estime dans le Vaisseau, elles moururent avec une [p.35] confiance très édifiante, c'est ce que j'ay apris des personnes qui les ont vû mourir, car j'avoüe que n'ay jamais eu la liberté de les voir depuis notre entrée dans le Vaisseau, où elles sont mortes. Les trois autres femmes qui y moururent dans la suite, sont Mademoiselle de Ferrague de Nismes; Marthe Roque de la Salle, & Françoise Cabrit des Cévennes.
Parmi les hommes, de la mort desquels je viens de parler, il y en avoit six de nos prisonniers qui avoient été long tems dans les prisons d'Aiguemortes, & c'étoient les Srs Mathieu, de Fouquet, Martin, Annibal, Ricard, & Finel; le premier de ceux-cy qui mourut fut Mr. Mathieu Avocat de Duras, proche de Bordeaux,c'étoit un illustre Confesseur qui signala son zèle d'une manière Heroïque : dans sa prison & dans notre Vaisseau; il souffrit des maux si grands & si longs que je ne saurois les représenter, & on auroit bien de la peine à les exprimer; mais tous ces maux ne furent jamais capables de lui faire rien perdre, de ce feu dont il brûloit pour Dieu & pour sa vérité : tous ces mots ne servirent qu'à exciter le plus en plus ce feu, & qu'à lui faire jetter plus de flammes, il les souffrit tous jusqu'es à la mort avec une patience digne d'un grand Confesseur de Jésus Christ, & avec une confiance qui mérite l'imitation & l'admiration des plus grands Chrétiens : sa vie & sa mort nous ont été de très bonne odeur, & d'un grand exemple. Mr de Fouquet avec qui j'avois été long tems prisonnier, homme plein de piété, d'honeteté, & de charité, de la bouche & de l'exemple duquel j'avois souvent apris comment &jusques où il faut aimer Dieu, & soutenir sa cause, mourut dans la chambre du Capitaine, sans qu'on lui ait voulu jamais donner la consolation de voir aucun de ses confrères, depuis le jour de notre départ de Marseille, ni mesme à l'heure de la mort. [p.36] Dieu qui tire souvent de la bouche des persécuteurs, le témoignage à la vérité, & la loüange qui est deuë à ses fidèles Confesseurs, mit dans le coeur du Capitaine, qui l'avoit vû mourir, de m'appeller après sa mort pour me dire, vôtre bon ami Monsieur de Fouquet, est mort bon Huguenot, il a défendu vostre Religion jusques à son dernier soupir, & m'a donné tout ce qu'il avoit. Le Sieur Martin estoit de Nismes, j'avois pour lui beaucoup de d'estime, il gagna de coeur & l'approbation de tous ceux qui le cognurent, & mourut avec une merveilleuse constance; comme aussi le SIeur Annibal, qui estoit Chantre de Saint-Gilles, Maitre Richard Blancher, de Saint Bauzille d'Heraut, & Finel Facturier de laine de Sumene.
Les autres prisonniers qui moururent de maladie, dans nostre Vaisseau, furent Maître Pierre Lause Chauffetier de Nismes, Gruillet le père, & Jacques Bonnet des Cévennes, Jacques Huë Mareschal de Florac, Henry Durand Conroieur de St. Jean de Gardouveuques; le Sr. Gabriel; André Viguier de la Tour; & Jean Jonquet de Nismes; plusieurs forçats, un Matelot, & quelques soldats moururent aussi de maladie. La mort avoit déchargé le Vaisseau de tous ceux que je viens de marquer, lors qu'on s'apperçut que nous allions bientôt finir nostre Voyage.
Le Dimanche de Pentecoste, le Pilote ayant fait son calcul, dit au Capitaine qu 'il croyoit que nous n'étions qu'à quarante lieues de la Terre de la Martinique, & que de peur de heurter à quelque écueil, & de faire quelque naufrage, il n'étoit point d'avis de faire chemin la nuit suivante; le Capitaine s'opposa au sentiment du Pilote, il lui soûtint qu'il se trompoit dans son calcul, qu'ils étoient à plus de cent lieuës de terre, & qui'ils pouvoient continuer à faire le chemin le jour & la nuit, sans rien [p.37] craindre en faisant bon quart.
Voici le lieu de parlers du funeste accident qui arriva à nostre Vaisseau, je décrirai un peu au long les circonstances des son naufrage pour faire voir au vray les choses de la façon qu'elles s'y sont passées. Le lundy après la Pentecoste, deux ou trois heures avant le jour, le pilote fut à la Prouë, pour voir si les gens qui faisoient le quart, s'acquitoient de leur devoir, il fut bien surpris lors que pensant qu'ils étoient occupés à leur tâche, & qu'ils surveilloient à la conservation du Vaisseau, il les trouva tous endormis, sa surprise s'augmenta, & fut suivie d'un grand étonnement, lorsqu'ayant voulu regarder de près les choses, il découvrit la terre, il cria aussitôt qu'on abaissat les voiles & il n'eut pas plutôt achevé de crier, que le Navire heurta fortement contre un Rocher : ce coup ébranla tout le Navire, & le remplit de tant de cris, de crainte & de gémissements, que les Matelots ne purent jamais s'entendre pour abaisser les voiles, selon l'ordre qui leur en étoit donné, de sorte que le Navire heurtant de plus en plus contre le rocher, le gouvernail se rompit, & il n'y eut qu'alarme & que trouble dans tout le Navire. Les femmes étoient fermées à clef dans leur chambre, & dans le désordre où tout le monde étoit, on ne se souvint de leur ouvrir que lorsqu'il ne fut presque plus tems : quelqu'un ayant enfin pensé à elles, & s'étant avisé de leur ouvrir la porte de leur chambre, ne pouvant trouver la clef, la rompit à coups de hache, quelques unes en sortirent du milieu des eaux, où elles nageoient déjà, & on trouva toutes les autres noyées dans les eaux, qui entroient de tous costez dans le Vaisseau, & dont leur chambre étoit toute pleine.
Plusieurs forçats furent empêchez par leurs chaînes de courir au moyen de leur conservation, ils étoient enchaînez, les uns avec les autres, & sept à sept; [p.38] de sorte que ne pouvant jamais rompre les chaines dont ils étoient liez, ils jetterent des cris epouvantables pour emouvoir les entrailles, & pour faire venir quelqu'un à leur secours : ces cris ayant attiré près d'eux leur Comite, il eut pitié d'eux, il fit tous ses efforts pour rompre leurs chaînes; mais le temps étant court, & tous voulant être déliez à la fois, après avoir ôté les fers à quelques uns, il fut contraint d'abandonner les autres, craignant d'un côté que quelque coup de desespoir les portât à lui ôter la vie, lors qu'il ne pouvoit pas garantir la leur, & appréhendant de l'autre que le tems lui manquât pour se conserver lui-même, en donnant le tems à la conservation d'autruy.
Les Matelots tous troublez n'ayans jamais pû s'entendre pour abaisser les voiles, furent contrains de couper les deux grands Mats du Navire, & de mettre peu de tems après deux chaloupes en mer, où ils se jettèrent eux-même, & où quelques uns de ceux qui ne furent pas empêchez par leurs maladies les suivirent, quelques uns de nos prisonniers furent de cette troupe Le Capitaine voyant que tous craignoient de périr, & que chacun cherchoit une planche dans le Naufrage, voulant arrêter notre crainte, nous cria plusieurs fois d'avoir bon courage, nous disant qu'il ne s'en perdroit pas un de ceux qui restoient avec lui, mais quelque coeur qu'il fit lui-même paroître, quelque tems après il entra dans sa chambre, dépouilla ses habits, & se jetta dans la mer, pour se mettre dans le chaloupes, qui l'attendoient tout proche du Navire.
La mer étant alors fort enflée, & fort irritée, nôtre Navire en étant rudement secouë, & fort ébranlé, il fut mis en mille pièces par les vagues qui le poussoient, & par les rochers où il heurtoit : il ne nous resta dans ce débris qu'une partie de la Poupe, où nous nous retirâmes tous pour y chercher quelque azile & quelque ressource à notre misérable vie, [p.39] qui étoit en si grand danger, & dont nous envisagions à tout moment le profond & affreux tombeau.
Dans le tems que nous avions les yeux en haut, ne voyans point de resource en bas; lorsque nous étions tous occupez à implorer le secours de la providence de Dieu, à remettre nôtre vie & nôtre ame entre ses mains, commençans à chanter le Psaume cinquante un; ce qui nous avoit resté du Navire pour nous servir de quelque refuge, & de quelque apuy, s'enfonça tout à coup dans la mer, où nous nous trouvâmes au milieu des vagues, & où je n'avois aucune force pour combattre avec elles, la maladie que je souffrois depuis longtems, & les remèdes qu'il m'avoit falu faire pour en étre soulagé, m'avoient réduit dans une telle foibless que j'étois incapable de faire aucun effort, pour sortir du danger où j'étois enfoncé : deux jours avant nôtre Naufrage, le Sr. Itenchon Chirurgien, un de nos prisonniers, m'avoit saigné de mes deux bras, & m'avoit donné deux lavements, ce qui n'avoit laissé en moi aucune force pour travailler à ma conservation, lors que j'étois tout couvert de flots, & en danger de perdre bientôt ma vie, selon toutes les apparences, je ne pouvois jamais me tirer des gouffres où je me voiois comme enseveli; mais Dieu qui aime à paroître dans l'extremité, & qui se plaît à faire voir qu'il peut tout, là où nous ne pouvons rien, me conserva d'une manière toute miraculeuse
Un peu avant le jour, lors que je considerois mon tombeau, & que je me préparois à y entrer, je me trouvai au milieu du débris du Navire, & sous quelques pièces de bois, qui empêchoient les eaux de m'emporter & de m'engloutir, le bois qui me servoit d'anchre & de couverture pour m'arester & pour me conserver me serroit & me pressoit souvent & si fort, que je fus obligé de voir si je ne pourrois pas faire quelque ouverture à ma [p.40] teste pour la tirer du peril, & pour la mettre en état de pouvoir mieux respirer qu'elle ne faisoit, mais quelque soin que je prisse pour cela, je n'en pûs point venir à bout; je reçus plusieurs blessures du bois dont j'étois serré, & des clous qui y étoient attachés, la mer poussant ce bois près de moi & sur moi avec violence, j'en étois souvent meurtri, & les clous qui y tenoient attachés, la mer poussant ce bois près de moi & sur moi avec violence, j'en étois souvent meurtri, & les clous qui y tenoient encore me déchiroient à tous momens, je fis alors divers efforts pour monter sur quelque pièce de ce bois dont j'étois fort incommodé, mais la mer étoit si agitée, & j'étois si foible que je ne pûs me tenir sur aucune, je fus renversé souvent par les vagues qui me replongeoient dans le lieux d'où je tâchois de sortir; Enfin aprés avoir essuyé divers coups & divers malaheurs, je montay avec l'aide de quelques-uns de nos prisonniers sur le grand Mats où j'aperçûs l'Aumônier du Navire qui en avoit fait sa planche; il ne m'eut pas plutôt vû que reprenant sa fonction de Missionnaire, il me dit & bien Monsieur Serres, nous voilà tous deux prés de mourir, & vous surtout qui étes si malade, ne voulez vous pas vous résoudre à vous faire Catholique, & à me rendre en ce moment le témoin de vôtre conversion ? Je fus extrémement surpris qu'il me titn alors ce langage; Quoi ! lui répondis-je, vôtre feu à nous troubler n'est pas encore éteient, pouvez-vous bien penser que je veuille oublier Dieu dans le temps que je dois me préparer à aller à lui ? Comment pouver vous croire que je veuille faire un faux pas lors que je m'en vais finir ma course ? Vous n'y pensez pas, c'est vous, c'est vous, qui devant penser à vous sauver dans l'extrémité où vous étes ne dévriez pas differer d'un moment à embrasser nôtre Religion, qui est la plus pure qui soit au Monde, & hors de laquelle il n'y peut point avoir de salut : cela l'émeut & le troubla si fort, qu'il me pria de ne lui parler plus. [p.41]
Les planches sur lesquelles nous étions étoient si fort ébranlées, & nous y étions si fort agitez, que je changai souvent d'assiete & de place, je fus tantôt sur une pièce de bois, & tantôt sur une autre, jusques environ dix à onze heures du matin, nous espérâmes jusques alors que le Capitaine nous envoyeroit quelque chaloupe pour nous secourir, comme il nous l'avoit promis, dans le tems qu'il abandonna le Navire, mais nôtre esperance fut vaine, ce secours n'arriva point pour nous tirer du péril où nous étions, nous n'en pouvions pas sortir nous-même, quelques planches qui nous eussent resté après le naufrage, parceque la pluspart des piècces de bois sur lesquelles nous nous appuiyons, étoient atachées les unes aux autres par des cordages, & arrêtées par les Anchres & les Canons, qui touchoient à terre; je jugeois que la chose étoit ainsi, voyant que le débris parmi lequel j'étois, & sur lesquel plusieurs s'appuyoient avec moi, demeuroit toûjours au même endroit, je ne fus pas le seul à le penser, plusieurs eurent avec moi la même pensée, & prévoyant bien que les planches, ne pouvant pas sortir du lieu où nous les avions trouvées, & où nous étions toujours en danger de périr, quelques-uns d'eux s'avisèrent de couper les cordes, qui lioient les pièces de bois, où ils s'appuyoient, ce qu'ils firent avec quelques couteaux qu'ils avoientconservez, de sorte que leurs planches étans séparées, & le vent les poussant favorablement vers la terre, elles les protèrent à terre, & ils furent heureusement sauvez.
Il y en eu d'autres qui furent délivrez par les Sauvages, lesquels s'étans apperçûs de loin de nôtre naufrage, & nous en ayans vûs dans le péril où nous étions, vinrent pour nous secourir, avec une petite Barque appellée Canot : nous ne pûmes pas recevir d'eux tout le secours qu'ils [42] eussent bien voulu nous donner, la mer étant fort grosse, & ces Sauvages n'ayans qu'une petite barque, ils ne purent pas la charger de tous ceux qui souhaitoient d'y entrer, & qu'ils eussent voulu prendre : ils furent contraints d'en laisser plsieurs dans le danger, Maistre Brun & Michel, prisonniers de la Ville de Nismes, furent de ces malheureux, ils passèrent deux jours entiers, & toute une nuit à l'endroit où les Libérateurs les avoient laissez, & d'où ils vinrent enfin les délivrer.
Quoi que nous fussions à deux grandes lieuës de la terre, je me hazardai d'y aller sur une pièce du pont détachée des autres, elle étoit de la largeur & de la longueur d'une grande table, mais avedc tout cela elle étoit trop petite pour quatre hommes qu y étoent dessus; ce poids la rendoit si fort enfoncée, que les vages passoeint toujours sur nos têtes; nôtre planche fut diverses fois renversée, & nous craignimes souvent qu'elle nous alloit manquer, lorsqu'elle se renversoit, ce qui nous arriva cinq ou six fois, les deux plus sains & plus vigoureux y remontoient dessus, de là ils me tendoient la main, & à une autre qui étoit malade comme moi, & avec le secours de quelques vague qui nous élevoient en haut, ils nous mettoient derechef sur la planche, où ils étoient remontez : faisans ainsi tristement nôtre chemin nous fûmes un peu avant la nuit assez prés de la terre, entre trois & quatre isles, mais le vent nous ayant ici manqué, & n'ayans rien pour ramer, nous ne pûmes point aller plus avant, alors, quoi que le Port parût à nos yeux, & ne pouvans point nous en approcher, & croyans que la nuit nous alloit ôter tout le moyen d'y aller, je ne souhaitois autre chose que de me pouvoir coucher sur le bois qui servoit d'apui pour mourir ainsi en repos. [p.43]
Mais l'eau passant alors sur ma teste, il me fut impossible de demeurer couché, je ne fis que penser & me préparer à ma fin : comme mon coeur étoit tout à cela, ceux de ma compagnie virent à tavers la clarté de la lune qui nous favorisoit dans ce moment, une petite barque, qui les flata de quelque secours : d'abord ils crièrent pour le demander, la Barque vint prés de nous, il y avoit dedans deux Négres, l'un desquels parloit François, celui-ci nous dit en nôtre langue, qui si nous voulions lui donner un écu il nous porteroit chez lui, je lui promis ce qu'il demandoit, & lui de son côté exécuta sa promesse, il nous porta dans sa maison, où nous trouvâmes plusieurs de nos prisonniers, & d'autrs gens qui venoient de sortir du naufrage, nous y bénimes Dieu de nôtre miraculeuse délivrance.
Nous voilà hors du péril où nous avions longtemps été, mais non pas hors des besoins qui travaillent nôtre vie. Les rudes fatigues qu'elle venoit d'essuyer, les grands efforts qu'elle venoit de faire, avoient presque épuisé toutes ses force, & l'obligeoient à demander quelque peu de pain & quelque peu d'eau pour se fortifier; mais l'un & l'autre manquoient dans la moison où nous étions : j'étois dans mon particulier d'une extrème langueur, & elle fut de beaucoupe augmentée, par les troubles, les peines & les combats qu'il m'avoit fallu soûtenir pendant quatorze ou quinze heures au milieu des flots & des vagues, tout cela fit que la fièvre qui m'avoit auparavant travaillé me dévoroit & me consumoit : dans cet état je demandai instamment de l'eau; mais quelque instance que fit la violence de ma soif, il fut impossible d'en avoir, parce qu'il falloit l'aller chercher à plus de demie lieuë de la maison où nous étions.
Cet azile ne pût nous fournir, ni dequoi nous [p.44] nourrir, ni de quoi nous faire reposer, nous n'y trouvâmes aucun lit pour coucher : alors oubliant les besoiens ausquels je ne pouvois pas subvenir, je pensai à ceux pour lesquels je pouvoir trouver quelque secours, ma chemise étant toute mouillée des eaux de notre naufrage, & toute déchirée des cloux qui m'y avoient si firt incommodé, je la dépouillai, & priai la femme d'un de ces nègres qui venoit de nous délivrer, d'avoir la bonté de l'accomoder, & la faire sécher, ce qu'elle m'accorda volontiers, je me mis aussitôt après sur une chaise où je passai la nuit, n'ayant qu'un bonnet sur tout mon corps.
Le lendemain les autres prisonniers qui avoient été délivrez, & qui se trouvoient dans la maison où j'étois, pensans aux dangers que nous venions de passer, & aux merveilles de nôtre délivrance, nous suspendîmes tous ensemble pour un temps le sentiment de nos douleurs & de nos necessitez, pour nous entretenir de ceux qui avoient peri dans le naufrage, & de ceux qui en étoient sortis. Nous trouvâmes parmi ceux qui s'étoient noyés quinze hommes de nos prisonniers : voici leurs noms, Monsieur Daude de la Ville d'Alez, qui étoit un des prisonniers qui avoit resté longtems à Aiguemortes, & qui avoit souffert des longues & cruelles prisons, il étoit paralytique de la moitié de son corps, & fut si malade dans le voyage qu'il fut aveugle pendant quelque temps, ce ne fut que quelques jours avant ls naufrage qu'il commençoit à revoir un peu; il y avoit eu aussi d'autes prisonniers qui avoient perdu la vuë dans la preine. Ceux qui furent moyés avec Monsieur Daude, sont, Monsieur Guy Bourgeois de Bedarieux, Monsieur Crouzier marchand du Vivarez, tous deux distinguez par leurs dures prisons, par leurs longues souffrances, par la génereuse confiance qu'ils [p.45] y avoient toujours fait paroître, & par la grande estime que nous avions tous pour eux; Jaques Aloger Facturier de Nismes, Pierre Roux Cardeur de Nismes, Jean Fontaine Marchand de Gardouneuques; Pierre Hue Facturier Danduze; Pierre Roque Tailleur; Jean Pierre Gras, qui étoit un de ceux qui prêchoient dans les Cevennes; François Chapelle; Laurent Mazel; Pierre Fesquet; Guillaume Raynaud; Anthoine Malzac, & Raimond Tourrene : ces huit derniers étoient des Cevennes; il y en eut quelques autres qui périrent dans le naufrage.
Il est facile de concevoir de ce que j'ai dit de l'état où étoient nos prisonnieres lors que nôtre Vaisseau fit naufrage, qu'il y en eut peu qui n'y laissassent leur vie. Etant alors enfermées dans leur chambre, & voyant entrer l'eau de divers côtez, elles se préparèrent à mourir, & voici comment; chacune d'elles fit sa prière en particulier, elles chantèrent aprés un Pseaumen & prièrent Dieu toutes ensemble; elles s'embrassèrent ensuite les unes les autres, en se disant ainsi à Dieu mutuellement, & disant ainsi à Dieu toutes de concert au monde & à la vie, elles allèrent comme par la main à la mort, & montèrent vers Dieu. C'est ce que j'ay appris de lapropre bouche d'une de celles qui trouvèrent le moyen de sortir de la chambre, où les autres ont trouvé leur tombeau; celles qui se noierent sont Mademoiselle d'Arnaud, veuve de Monsieur Arnaud, Ministre de Beauvert, digne d'être mise au premier rang, par son zèle, par son savoir, & par sa fermeté; les Demoiselles Louyse & Dauphine Arnaud ses belles Soeurs; la dernière devint entièrement aveugle dans le voyage; Mademoiselle de Bonneami du Poitou; Mademoiselle Baldinne de Vendemian; Mademoiselle Anne expert de Puy Laurens en Languedoc, qui dès le moment de la [p.46] persécution témoigna une grande fermeté, & qui avoit souffert des longues & cruelles Prisons; la Veuve de Lause de Nismes; la Veuve de Roque de la Salle; Pssette de Nismes; Jeanne & Babeau Peyrigues soeurs, de Saint Ambruoys; Magdelaine Joyeuse des environs de Nismes; Marie Laune de Nismes, la Veuve de Donnadieu Cordonnier de Nismes, la femme de Dumas d'Anduse; la femme de Guillaume de la Combe de la Salle; La Veuve de Maître Gardellle Fondeur de Montpellier; & Isabeau mienne d'Anduze. Toutes les femmes qui étoient dans notre Navire à la réserve d'une qui faisoit le voyage volontairement, étoient du nombre de celles qui n'avoient point changé de Religion, ou de celles qui aprés êtres tombées par infirmité dans le fort de la persécution, s'étoient relevées promptement par repentance : elles portèrent leur constance jusques à Marseille, où l'on ne pût jamais les contraindre de faire rien contre leur conscience, & jusques à la mort, où elle allèrent généreusement.
Comme je vous ay insinué qu'il y eut des hommes & des femmes qui se sauvèrent du naufrage, je croi qu'il importe que je vous les face un peu connoître : dans cette pensée je vais vous marquer les noms & les qualitez des uns & des autres. Les hommes de l'ordre de nos prisonniers, sont Monsieur Guiraud Lieutenant de Cavallerie de la Ville de Nismes qui a souffert de longues prisons, & qui a toujours été fort en estime parmi nos prisonniers; le Sieur Pierre Isanchon Chirurgien de Montauban, & Monsieur Nouvel Marchand de Nismes, qui ont souffert fort constamment des longues prisons; Monsieur de Lerpinière de Saumeur, qui étoit, avant qu'il fût pris, en Théologie; le sieur Charles le Jeune Bourgeois de Ville-neuve de Borelle [p.47] le Sieur Mazaurie de la Ville d'Alles, qui avoit rendu des services considérables à plusieurs de nos prisonniers, fut tout pendant le temps que nous étions malades; ces trois derniers sont de nos prisonniers qui ont demeuré longtemps à Aiguemortes, & qui ont beaucoup souffert; Jean & Isaac Boüissons, Facturiers de Laine, Pierre Lorange Maître Bastier, Pierre Michel Voiturier, Pierre Brun, le nommé Lerrieu; tous ces six sont de la Ville de Nismes; le Sieur Guiraud de la Ville d'Uzès, Daniel Vedelde Clarensac, Daniel Lagit de Montpellier, Claude Juran de Vallez, Jacques Fontane de Saint-Paul, Pierre Amblard de Genrernogues, François Salendres de la Salle, Jean Martin, Jaques Gras, Jacques Ducros, Fulcran Fabre, Jean Malzac, Anthoine Mazel, David Fesquet, Pierre Duclos, Nicolas Andiger, Grulhet fils, & Charles Mercou, ces vingt sont des Cevennes ou des environs.
Les femmes prisonnières qui sortirent de la chambre où les autres furent noyées, sont en petit nombre, il n'y eut que la femme de Maître Alanger, & Marguerite Passe, femme d'Anthoine Jalabert de Nismes, la nommée Suzanne de Saint Ipolite, & la femme de Vedel de Clarensac qui fit le voyage volontairement pour suivre son mary qui étoit prisonnier, & partager avec lui toutes ses disgrâces : ce sont toutes celles qui se sont sauvées du naufrage.
Après avoir compté ceux qui en étoient sortis, nopus trouvâmes qu'environ cent trente personnes y avoient perdu la vie, parmi lesquelles étoient deux Ecrivains; l'Ecrivain du Roi, qui s'appelloit Monsieur du Brüeil de Paris, & l'Ecrivain [p.48] du Vaisseau qui se nommoit Monsieur la Tatte du côté de Bordeaux; quelques soldats, deux Passagers, quelques Matelots, & beaucoup de Forçats : du nombre de ces malheureux fut un nommé la Roche de Montpellier, qui n'avoit été mis dans les galèrs que pour avoir deserté les Troupes où il servoit, celui-ci nous distribuoit les vivres, & rendit beaucoup de services à nos prisonniers; j'en reçus de lui en mon particulier de si considérables, que je ne saurois les oublier de ma vie, il étoit très honnête homme, & s'étoit acquis l'approbation de tous nos Captifs.
Après avoir fait tous ces calculs avec les réchappez du naufrage qui se trouverent avec moi dans la maison des Negres qui nous avoient délivrez, Le pain & l'eau nous manquant dans cette maison, comme je l'ay déjà dit, ayant conservé quelques Louis d'or dans une petite bourse que j'avois attachée au bout de ma chemise; je dis à ceux de ma compagnie qui étoient les plus forts, d'avoir la bonté de me porter dans quelque endroit où il y eût des vivres, pour prendre là quelque nourriture, & pour envoyer de là quelques provision à ceux qui resteroient dans la maison où nous étions. Le contre-Maître de nôtre Navire & un Forçat me présentèrent d'abord leurs bras, ils me mirent dans un petit Canot, avec lequel nous passames un bras de mer, & nous rendimes dans l'Isle de la Martinique, dans une maison de nègres, où ayant trouvé des vivres nous en primes pour réparer un peu nos forces, & j'en envoiai d'abord à nos pauvres réchappez, qui en avoient un extrème besoing.
C'est de cette maison où je suis pour me refaire un peu que je vous écris les tristes aventures, & les grandes révolutions de mon voyage, ayant trouvé une commodité pour vous le faire savoir en France. Vous voulez sans doute avant que je finisse ma Relation [p.49] que je vous dise ce que je pense du dessein du Capitaine de notre Navire, & de celui qu'eurent nos Persécuteurs lors qu'ils nous livrèrent à sa conduite; mais c'est surquoi je n'oseraois proncer tout ce que je puis dire, c'est que le Capitaine est coupable de nos malheurs, premièrement, de ce qu'il ne voulut pas croire le Pilote; secondement, secondement de ce qu'il ne voulut jamais faire tirer aucun canon, de quatorze que nous en avions dans le Vaisseau, pour demander du secours; & en troisième lieu de ce qu'il nous abandonna sans nous envoyer aucune chalouppe, quoi qu'il nous l'eût promis en nous quittant : & il seroit encore plus coupable de nôtre naufrage, s'il étoit vrai ce qu'on m'a dit, savoir qu'il avoit assuré plusieurs Marchandises, qu'il n'avoit point dans son Navire : je n'ay garde pourtant de tirer aucune conclusion de toutes ces conjectures; mais je vous laisse, mon cher Monsieur, la liberté de conclure ce que vous trouverez à propos des principes historiques que je viens d'établir. Je finis ma Relation, puis qu'il faut que je change de place, le lieu d'où je vous écris ne peut pas me garder, la servitude me prépare une autre palce ailleurs, où je dois bientôt aller, si on m'y laisse quelques liberté je tâcherai de vous faire savoir ce qui se passera dans mon exil & dans mon esclavage.
Fin de la seconde Rélation
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