A l’aube
du XVIème siècle, s’annoncent de grands changements
en matière de construction navale. Avant d’abandonner le devant de
la scène à l’océan Atlantique, la Méditerranée
sera encore, jusqu’à Lépante, le théâtre de l’affrontement
des grandes flottes de galères ottomanes opposées à celles
de la chrétienté réunies sous la bannière de Charles
Quint, de Philippe II ou du Pape. Dans le même temps, la galère
de commerce cède déjà le pas aux grandes nefs qui doivent
affronter les rudes mers du golfe de Gascogne dans leur voyages vers l’Europe
de Nord-Ouest.
Les navires des découvertes, les caravelles et les naos de Portugal
et d’Espagne, les « naves » génoises, qui transportent
sel, alun, blé donnent peu à peu la prééminence
aux navires ronds, d’autant que ceux-ci assurent aussi un soutien efficace
aux expéditions militaires ; transportant hommes et matériel,
assurant avec leur artillerie l’appui des opérations de débarquement
ou l’attaque des places fortes. Qu’on y embarque de l’artillerie et
des hommes d’armes, qu’on garnisse hunes et châteaux d’arquebuses et
de projectiles divers et voici notre navire de commerce transformé
en machine de guerre contre laquelle les galères se cassent presque
toujours les dents.
L’avènement de l’artillerie de gros calibre va accélérer
cette mutation ; au combat la galère n’est le plus souvent que le support
d’un combat d’infanterie, avec les grands navires, le combat naval va progressivement
devenir avant tout duel d’artillerie ; au commerce, si l’artillerie était
supportable tant que les canons nécessaire à la défense
des riches cargaisons occupaient les châteaux et le pont supérieur
; lorsque s’ouvrent les sabords entre les ponts, c’est la capacité
de charge des navires qui est mise en cause et par conséquent leur
rentabilité. Dès lors la structure des navires de commerce et
des navires de guerre ne va pas cesser de se différencier. Si les galères
subsisteront jusqu’au milieu du XVIIIème siècle,
l’instrument privilégié du combat naval sera dès le XVIIème
siècle, aussi bien en Méditerranée que partout ailleurs,
d’abord la caraque, puis le galion et enfin le vaisseau de haut bord.
L’affirmation de la puissance des Etats pèse aussi sur la transformation
qui s’amorce, à côté du faste des galères, l’expression
du pouvoir se déplace vers ces grands navires qui de vecteurs du commerce
deviennent insensiblement ceux de la guerre. Dans les flottes royales au prestige
du navire lui même, va s’ajouter celui de l’artillerie de bronze. C’est
que cette dernière porte à merveille, elle aussi, et avec ostentation,
les symboles du pouvoir : montrer son artillerie c’est montrer sa maîtrise
de la métallurgie, de la chimie des poudres, de la balistique, en un
mot du feu : symbole par excellence de la puissance souveraine.
C'est ainsi que voient le jour une série de navires prestigieux dont
les sources écrites, les archives et parfois l'iconographie ont gardé
la trace. Ce sont quelques-uns de ces navires, parmi beaucoup d’autres, qui
sont présentés ici.
Les manuscrits, l'iconographie, les données archéologiques dont
nous disposons sont relativement nombreuses mais force est de constater que
la plus grande confusion règne quand il s'agit d'émettre des
hypothèses concernant l'évolution du navire au tournant du XVIème
siècle. La conception d'un navire, à une époque ou le
calcul, ou tout simplement le recours à un plan digne de ce nom, n'existe
pas, ne peut se faire que par touches successives. L'évolution progressive
des navires est la règle et on pourrait même faire un parallèle
avec la théorie de l’évolution des espèces. C'est l'une
des constantes de la construction navale jusqu'à l'époque moderne
: on ne conçoit jamais un navire ex nihilo, mais toujours par référence
à un bâtiment semblable. Chacune des parties du navire évolue
progressivement sous l’impulsion du maître d’ache ou adapte avec prudence
des innovations venues d'ailleurs. Si le changement est bénéfique,
il est conservé ; s’il s’avère négatif, il est abandonné.
Ainsi en est-il de l'évolution du tonnage, de celle de la mâture,
du gréement, des châteaux avant et arrière, des formes
de l’arrière, de l’ouverture des sabords, mais aussi des structures
internes (nombre de pont, échantillonnage des charpentes, recouvrement
des éléments de la membrure, encastrement des lisses sur la
membrure) et bien entendu des formes (longueur de la quille, largeur au maître
bau, creux, élancements avant et arrière, bouge, tonture, etc...).
La terminologie est sans doute là le point le plus important mais aussi
le plus délicat à manier, pour savoir ce que désigne
exactement un mot dans un texte ancien, mais aussi pour parler du navire en
termes justes. La bible que constitue le Glossaire nautique de Jal est l'outil
indispensable.
L'iconographie est, elle aussi, primordiale et pourtant parfois utilisée
à contre sens, elle demande en tout cas une critique particulièrement
attentive. Il est toujours préférable de connaître l'artiste,
ses liens avec le mer et les navires, savoir aussi la part de réalisme
et de vision artistique de son œuvre. C'est à ce prix que l'on pourra
s'appuyer ou non sur ce qu'il représente. Pour chaque représentation
il faut à la fois essayer d'identifier le sujet et de dater l'œuvre.
Il faut aussi connaître le décalage entre la date de réalisation
de l'œuvre et celle de l'évènement ou du navire qu'elle représente.
Le plus souvent ce décalage chronologique introduit des visions déformées
et des anachronismes qui sont à l'origine de confusions et d’erreurs.
La précision et le soucis d'observation de l'artiste comme son habileté
sont des facteurs à prendre en compte. Le manque d'habilité
ou le manque de connaissance du sujet sont parfois à l'origine de controverses.
Parmi les navires évoqués, hormis le Peter von Danzig
et la Mary Rose qui naviguèrent toujours hors de la Méditerranée,
les quatre autres navires : la Lomellina, la Santa Catarina
de Monte Sinaï, la Cordelière et la Santa Anna eurent
des destins qui curieusement se côtoyèrent en Méditerranée.
La Cordelière, nef d’Anne de Bretagne construite dans la rivière
de Morlaix dans les années 1496-98 passa en Méditerranée
en 1501 avec les flottes de Normandie et de Bretagne rassemblées par
Louis XII, puis avec le renfort des « navi » génoises,
elle participa à l’expédition de Metellin sous les ordres de
Philippe de Clèves, seigneur de Ravenstein. L’expédition fut
un fiasco, mais la Cordelière était présente à
Gênes en août 1502 lorsque Louis XII entra dans la ville. En compagnie
de la Charente, un autre navire prestigieux de l’époque, elle
fut très probablement carénée à Villefranche-sur-mer
en 1504. En août 1512, au large de Brest, au cours de l’ultime combat
qui la rendra célèbre, la Cordelière se trouve
face à la Mary Rose, alors navire amiral de la flotte de Henri
VIII.
Quelques années plus tard, au mois de septembre 1516, la Lomellina
la « nave » de la célèbre famille génoise
des Lomellini fut surprise et coulée au milieu de la rade de Villefranche,
par un terrible ouragan , alors qu’elle était en réparation.
L’étude de ses vestiges fut à l’origine d’une avancée
considérable dans la connaissance de ces grands navires de la Renaissance.
En septembre 1521, la Santa Catarina de Monte Sinaï, mouille en
rade de Villefranche, avec à son bord l’infante Beatriz de Portugal
venue de Lisbonne pour se marier avec le Duc Charles de Savoie. Au même
moment sur la plage de Nice, les charpentiers terminent la Santa Anna,
la grande caraque des Hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem, qui arborera
l’année suivante le pavillon de l’ordre et stationnera jusqu’en 1530
dans la rade avant de gagner l’île de Malte, nouvelle base des chevaliers.
Max
Guérout